Pourquoi les noms de rues sont-ils majoritairement masculins ? Et les femmes là-dedans ?
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C’est au détour d’une rue que la question nous est venue. Et d’une rue qui porte le nom d’un homme, forcément ! Il n’y a pas vraiment besoin de les recenser ni d’en faire un sujet de mémoire pour se rendre compte que les rues ont un penchant nettement marqué pour les patronymes masculins. Pourquoi si peu de noms de femmes trouvent leur place sur les murs de nos villes ? Et est-ce en passe de changer ? À nous la petite séance d’odonymie.
Pourquoi les rues portent-elles un nom ?
En France, baptiser les rues est un acte qui date du 13e siècle. Au Moyen-Âge, les villes croissent, de fait, le nombre de routes et de chemins également. Il devient alors nécessaire de trouver une solution pour aider les habitants du coin et les visiteurs à trouver leur chemin. Les noms de rues sont d’abord classiques et rendent compte de leur position ou de leur aspect : "Grand rue", "Place du Marché", "Rue Pavée", "Route de l’Église".
L’odonymie est l’étude des odonymes autrement dit des noms de voies, boulevards, allées, routes, rues, chemins, impasses. Elle prend également en compte les noms des places, des squares et des esplanades.
Et puis, comme l’explique le linguiste Jean-Claude Bouvier dans son livre Les Noms de rues disent la ville, ces lieux peuvent également trouver leur origine dans la nature du terrain - "Rue Plantevigne" -, la présence d’eau, de roche, d’arbres - "Rue de la Source", "Rue du Noyer" - l’installation d’un bâtiment ou la position d’un lieu de loisirs - "Rue du Moulin", "Impasse des Fourneaux", "Rue du Jeu de Paume".
Les rues, impasses, places ou avenues acquièrent également les noms de commerces ou de métiers : "Rue des Tanneurs", "Place du Puisatier", "Rue du Cordonnier", des appellations qui ont parfois perduré jusqu’à aujourd’hui. On rencontre même des dénominations de métiers féminins (plus ou moins) ancestraux comme la "Rue des Couturières", la "Rue des Lingères" ou celle des "Lavandières".
Puis, les voies prennent le noms de personnes illustres décédées, une façon de perpétuer leur souvenir. C’est ainsi qu’on retrouve des noms d’hommes politiques, d’auteurs, de scientifiques, puis de chanteurs, de comédiens, de peintres ou de sculpteurs sur les plaques bleues si spécifiques de ces lieux. Mais étonnamment (vous la percevez l’ironie ?), peu de noms de femmes.
Pourquoi les associations féministes ou même les Français commencent à insister sur le fait de (re)nommer des rues aux noms de femmes ? Nous avons besoin de modèles, que l’on soit petite fille ou femme mûre. Les femmes illustres font partie de notre histoire commune, si nous les oublions consciemment des livres et de l'espace public, nous minorons de fait la moitié de la population. C'est un point très loin d'être anecdotique !
Julie Marangé est la présidente et la dirigeante de l’association Feminists in the City. À travers des visites guidées dans certaines grandes villes, des formations et conférences, elle et son équipe ambitionnent de "redonner aux femmes la place qu’elles méritent dans les pages de notre passé".
Julie, assistée d'Aashika Ravi à la communication de l'association, nous explique. "L’oubli des femmes dans les noms de rue s’inscrit dans une démarche plus large qui efface systématiquement les contributions des femmes dans tous les domaines, y compris l’art, la politique, les découvertes scientifiques, etc. J'insiste sur la notion "d'effacer" et non pas "d'invisibiliser", car comme le décrit l'historienne Éliane Viennot, les femmes n'ont pas été invisibilisées, mais bien effacées consciemment de l’Histoire."
"Et puis, pour chaque femme dont nous nous souvenons, il y en a d'innombrables dont les contributions ont été attribuées à des hommes : c'est l'effet Matilda. De plus, certaines contributions sont souvent considérées comme inséparables de celles de leur mari, comme c'est le cas pour Marie Curie - qui apparaît très souvent avec son mari sur les plaques -."
La ville serait-elle donc… masculine ?
L’”effet Matilda” est le déni ou la minimisation du travail des femmes scientifiques, souvent attribué à leurs collègues masculins. Ce phénomène a été révélé par Matilda Joslyn Gage, féministe, abolitionniste et écrivaine américaine ayant vécu au XIXe siècle. Il a ensuite été repris puis poussé dans les années 1980 par l’historienne des sciences Margaret Rossiter.
Les études attestent que les Messieurs demeurent sur le devant de la scène…
Dans les années 1970, Patrick Juvet questionnait déjà "Où sont les femmes ?". Encore aujourd’hui, à y dénombrer le nombre de rues aux noms féminins, on se le demande…
En mars 2023, EDJNet (European Data Journalisme Net) rendait publique une étude effectuée sur 30 villes européennes dans 17 pays de l’UE et 145 933 rues répertoriées. L’organisme a révélé, qu’en moyenne, 91 % des noms de rues de ces grandes villes étaient des noms d’hommes. En première place trône Stockholm avec 19,5 % de voies "féminines", suivie de trois métropoles espagnoles : Madrid (18,7%), Séville (17,2 %) et Barcelone (15,7 %). Copenhague (13,4 %) et Berlin (12,1 %) affichent encore un résultat à deux chiffres, sans pour autant qu’il soit extraordinaire.
Experte du sujet, Julie Marangé ajoute : "une étude sur les rues de Bruxelles de 2021 a par exemple démontré que plus une rue est importante, moins elle a de chance de porter le nom d’une femme."
En 2014, une étude de l’ONG Soroptimist indiquait que seulement 2 % des noms de rues en France portaient des noms féminins. Cette enquête avait été menée sur dans 63 500 rues de 111 communes françaises. Le chiffre aurait grimpé à 6,5 % aujourd’hui, simple estimation relatée par divers médias, mais sans enquête pour l’appuyer. La route reste longue…
Julie Marangé nous indique également qu’"une étude à Nantes montre une inégalité non seulement dans les noms des rues, mais aussi dans les types de voies. Les noms de femmes sont souvent attribués à des petites voies (impasses, rues), tandis que les grandes artères (boulevards, avenues) portent plus fréquemment des noms d’hommes."
Le changement, c’est maintenant ! Est-ce pour autant suffisant ? Pas tout à fait !
… sauf à La Ville-aux-Dames
La particularité de cette ville fait la fierté de ses habitants, qui la doivent à un maire avant-gardiste ayant décrété, le 13 mars 1974, d’attribuer des noms de femmes célèbres aux nouvelles voies créées dans la commune. Mais il n’est pas arrêté là, puisque décision a été prise de faire de même pour le reste des rues, impasses, places, bâtiments publics et même arrêts de bus de la commune.
C’est ainsi que certaines femmes célèbres, bien que pas toujours connues du grand public, sont mises en avant, comme Pauline Carton (chanteuse et comédienne dans les années 1940), Catherine Briçonnet (architecte du château de Chenonceau - XVIe siècle), Marie-Madeleine Dienesch (l’une des premières députées françaises) ou Madame de Recamier (femme de lettres ayant vécu au XIXe siècle).
Nous le percevons bien, les noms de rues sont attribués par les mairies (certes quelques minimes fois sous l’impulsion d’habitants), une action d’ordre politique qui donne une place immense aux hommes illustres bien plus qu’aux femmes. Un acte significatif de la vision qu’a encore notre pays…
Pourquoi les hommes ont la primeur sur les plaques des noms de rue ?
Les noms de rue sont révélatrices de notre société, construite sur un modèle patriarcal.
Julie Marangé souligne que ce phénomène est automatique dans l’esprit des Français(es). "Quand vous pensez à une grande figure qui a marqué l'histoire, intuitivement à qui pensez-vous ? Probablement à un homme. Quand vous pensez à une grande figure qui a marqué la politique, intuitivement à qui pensez-vous ? Probablement à un homme. Quand vous pensez à une grande figure qui a révolutionné la science, intuitivement à qui pensez-vous ? Probablement à un homme… Dans notre imaginaire collectif, le génie est masculin. La grandeur est masculine."
Christine Bard, historienne et spécialiste de l’histoire des femmes expliquait il y a quelques années au micro de France TV info que la France a compté quantité de femmes illustres, qu’elles aient été peintres, musiciennes, poétesses, reines, scientifiques ou engagées pour des causes humanitaires, pour le féminisme ou d’autres types de luttes. Des figures invisibilisées, exclues des livres d’Histoire et sans surprise, des rues de nos villes.
Les femmes les plus représentées à travers les noms de rues sont La Vierge Marie sous diverses appellations - "Rue Notre-Dame-de-Lorette", "Rue de la Vierge", "Rue de la Bonne Mère" - sa mère, Sainte-Anne, puis Jeanne d’Arc et Marie Curie. Julie Marangé le confirme. "En Europe, une forte proportion des rues nommées d’après des femmes l’ont été pour des figures religieuses, ce qui montre que nous sommes encore plus loin qu’on ne le pensait de reconnaître les femmes qui ont marqué l’histoire."
Quand la société s’en mêle
Julie Marangé explique qu’une politique de féminisation a été amorcée au début des années 2000. "2001 a marqué le début de la politique de féminisation volontariste mise en place par la ville de Paris. Et à Nantes, Rouen, Lille, etc. on a assisté à une politique, souvent en concertation avec les citoyens, pour féminiser les rues, les lieux publics, etc." Néanmoins, la parité est encore loin d’être respectée sur les 6 300 voies parisiennes, même si, reconnaissons-le, le pas amorcé est à saluer.
"Jusqu’à récemment, dans les communes de moins de 2000 habitants, il n’était pas obligatoire de nommer les voies. Maintenant, avec la loi 3DS, un grand nombre de nouvelles rues doivent être baptisées - 350 000 selon La Poste en 2021 -. Il y a donc une prise de conscience sur notre matrimoine. Les rues attendent d'être baptisées, il ne reste plus que la volonté de féminiser les rues !"
Plusieurs associations féministes revendiquent la possibilité voire même le droit de nommer les nouvelles rues ou de renommer certaines anciennes avec essentiellement des noms de femmes.
Citoyens, associations ou conseils de quartier ont la possibilité de proposer des noms de rues. Problème : ceux présentés sont rarement féminins. La faute à qui ? À l’habitude, à nos us et coutumes.
Le déséquilibre demeure… "La peur du changement est toujours présente lorsqu'une initiative progressiste apparaît. L'argument était le même pour le droit de vote des femmes, pour l'écriture inclusive, pour le mariage pour toutes et tous etc. Le changement devrait être perçu comme initiateur d'évolution positive.", estime Julie Marangé
D’ailleurs, que dit la loi à ce propos ?
Si Paris a établi une parité dans son règlement de dénomination des noms de rues, places, avenues, etc., la loi française n’a pas encore ouvert nettement ce chapitre vers plus de féminisation.
"Il y a de plus en plus d’initiatives de la part des municipalités et des collectivités", souligne Julie Marangé. "En 2017 par exemple, la députée Sophie Auconie et la sénatrice Annick Billon ont proposé que chaque commune baptise une rue du nom d’une femme. Il est largement admis qu’impliquer les citoyen-nes dans ce processus et le rendre participatif est extrêmement important. À Nantes, la mairie a lancé une campagne et a reçu plus de 500 noms de grandes figures féminines -elle en a retenu 380. Aujourd’hui, la ville puise dans ce vivier dès qu’elle doit nommer une place, une école ou un autre lieu public."
Face à ce constat qui prouve que les rues du monde sont majoritairement masculines, les politiques sont-ils les seuls à pouvoir agir ? Certainement pas ! Rendre leur place aux femmes illustres (et aux femmes tout court d’ailleurs) est une affaire de chaque instant et un exemple à exposer aux yeux des générations futures.